L’économie morale et le pouvoir
L’économie morale et le pouvoir
Difficile de ne pas être saisi par le mouvement des gilets jaunes. Tout y est déconcertant , y compris pour qui se fait profession de chercher et d’enseigner la science politique : ses acteurs et actrices,ses modes d’action,ses revendications.Certaines de nos croyances les mieux établies sont mises en cause,notamment celles qui tiennent aux conditions de possibilité et de félicité des mouvement sociaux.D’où la nécessité de mettre à plat quelques réflexions issues de la libre comparaison entre ce que l’on peut voir du mouvement et des connaissances venant d’autres terrains pour tenter de dire ce qui a eu lieu.
Les images rapportées par les médias comme les déambulations personnelles pendant les événements du premier décembre 2018 ont donné à voir un Paris jamais vu,ni en 1995, ni en 2006,ni en 2016,trois moments pourtant où l’espace-temps habituel des mobilisations parisiennes s’était trouvé profondément déformé.Certains ont pu parler d’émeutes ou de situation insurrectionnelle. C’est possible,et pourtant rien ne ressemble à ce qui a pu avoir lieu durant les insurrections de 1830,1832,1848 ou 1871. Toutes ces insurrections avaient lieu au quartier,mettant en jeu des sociabilités locales,un tissu relationnel dense permettant aux solidarités populaires de se déployer. Mais le premier décembre, le feu a pris au cœur du Paris bourgeois, dans ce nord-ouest parisien qui n’avait jusqu’ici jamais été vraiment le théâtre de telles opérations. Loin d’être menées par des forces locales, érigeant des barricades pour délimiter un espace d’autonomie,ces actions ont été le fait de petits groupes mobiles, habitant souvent ailleurs.
Evidemment,les sociabilités locales jouent dans la formation de ces groupes. Il suffit de regarder ailleurs qu’à Paris pour voir la réappropriation collective d’un territoire,la formation de liens durables….Mais le premier décembre,ces solidarités se sont déplacées dans un espace de manifestation lui-même plutôt habituel : les lieux du pouvoir national. On est là dans un registre tout à fait moderne,n’en déplaise à ceux qui parlent de jacqueries : c’est bien d’un mouvement national et autonome dont il s’agit,pour reprendre les catégories clés par lesquelles Charles Tilly qualifie le répertoire d’action typique de la modernité. Mais les règles de la manifestation, fixées de longue date ( on situe généralement leur formalisation en 1909),sont ignorées : pas de cortège,pas de responsables légaux,pas de parcours négocié,pas de service d’ordre,pas de tracts,de banderoles,d’autocollants,mais de myriades de slogans personnels inscrits au dos d’un gilet jaune.